Nouvelle frontière

« Je »

C’est une pub pour du café. Chaque année, à l’approche de l’hiver et des fêtes, ils la ressortent. Une grande affiche en noir et blanc, qui incite à la solidarité. Si tu achètes un paquet de cette marque de café, tu offres une tasse à un sans-abri.

L’affiche, elle se trouve sous mes yeux tous les matins, là où j’attends le bus. Il y a le texte, inscrit à droite, et sur la gauche, il y a la photo d’une femme en train de boire une tasse de café.

Chaque matin, je la regarde, la photo. Elle est trompeuse. Tout est calculé pour qu’on y croie : la femme, elle est jolie, mais pas trop. Elle sourit, mais pas trop, la lèvre supérieure légèrement retroussée sur des dents, blanches mais pas trop : on dirait que les gencives sont un peu abîmées, mais pas trop non plus. Il faut que la photo inspire la pitié, pas le dégoût. Qui a envie d’offrir une tasse de café à une meuf qui a des dents dégueu ? Elle a les cheveux tirés en arrière, noués en une queue de cheval, propres mais un peu plats.

Elle a un chemisier tout simple, propre aussi. Elle a des yeux un peu tristes. Son sourire est un peu triste aussi.

D’un coup d’œil, on sait que c’est une SDF qui a reçu sa tasse, qui profite de notre générosité. Pas de confusion possible.

Tous ces clichés accumulés dans une simple image ! Ça donne le vertige. Je pense au casting de malade pour trouver la femme qui convient pour ce genre de pub. Assurément, ils ne sont pas allés chercher quelqu’un parmi les mendiants de la gare du midi, les annonceurs. Ils se sont adressés à une agence spécialisée. Et là a commencé la parade des mannequins, femmes âgées de 25 à 35 ans, cheveux châtains, yeux un peu tombants, poids entre 50 et 60 kilos (on n’a pas pitié des gros, non plus…).

« Tu »

Voilà, c’est toi qui es prise, tu vas t’habiller comme ça, on va te maquiller, mais de façon neutre, il faut que tu aies l’air un peu pâlichonne ; tes cheveux, ils sont trop gonflants, tant pis, le graphiste retravaillera ça sur la photo…

Oui, on avait fait un casting avec M., la nouvelle égérie de Dior, mais finalement, elle n’a pas été prise : trop maigre. C’est vrai qu’on dirait vraiment qu’elle est au seuil de la mort. Dommage, ça aurait fait son petit effet, une mannequin célèbre jouant, pour une campagne de pub, le rôle d’une SDF. Mais on a dû renoncer. Elles sont toutes anorexiques, celles qui se baladent sur les podiums des grands couturiers.

On a essayé aussi avec des vrais SDF ; le photographe les a pris sur le vif, tandis qu’ils buvaient leur café dans les restos sociaux de Bruxelles. Des dizaines de clichés il a pris, et aucun qui soit valable pour une affiche. Trop gros, trop vieux, trop édentés, trop chauves, trop chevelus et barbus, trop sales, trop mal habillés… Eh, c’est une pub, ça doit faire vendre, on a tendance à oublier ça quand on travaille avec des gens qui ont des idées humanitaires !

Alors c’est toi qu’on a choisie. À cause de tes yeux qui tombent un peu. Pas le rôle idéal, quand on cherche désespérément à se faire connaître. Je sais. Mais ton book est sympa, sûrement que tu trouveras d’autres rôles pour des pubs plus glamours.

« Il »

Le soir, B. rentre à la maison presque en même temps que moi. Il a eu le temps de faire les courses pour le repas du soir. Tandis qu’il se change – il va courir tous les soirs, avec le chien – je vide le sachet qui contient les provisions. Il a aussi pris du pain pour demain matin, de la confiture et du café. La marque qui offre des tasses gratos aux SDF. La marque pour laquelle il a bossé en tant que publicitaire. C’est lui qui a imaginé les affiches de la campagne. Bien payée, cette campagne. L’agence qui emploie B. a été très satisfaite de son travail, parce que les boss de la firme de café ont dit qu’ils espéraient que ce soit encore lui qui travaillerait pour eux l’année prochaine. Et du coup, son boss à lui a dit qu’il recevrait, pour Noël, une double prime… Faut pas demander ce que ça leur rapporte, de vendre du café, même en en donnant aux SDF.

« Nous »

C’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Lors du casting. C’est lui qui m’a choisie pour jouer le rôle sur l’affiche. Et après il m’a choisie tout court. Enfin, disons plutôt qu’on s’est choisi l’un l’autre, c’est moins macho.

« Vous »

Et c’est comme ça que je vois ma tête tous les matins sur cette affiche, en attendant le bus. La photo a été prise il y a plus de huit mois déjà ; elle a été retravaillée, et vous ne pouvez pas me reconnaître. Tant mieux.

« Eux »

Même les SDF que je croise tous les jours à la gare de Bruxelles Central. Ils ne font pas le lien, entre cette femme qui pose dans le rôle de l’un d’eux, et cette femme qui passe de temps en temps donner un coup de main au resto du cœur, durant les mois d’hiver.

Car c’est comme si ça avait changé quelque chose en moi, de me mettre dans la peau d’une mendiante le temps d’une photo. C’est comme si je m’étais rendu compte qu’il y a une barrière infranchissable entre eux et moi, et qu’en même temps, cette barrière est extrêmement fragile, qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle casse et que je me retrouve, non plus à parader sur des podiums richement éclairés, mais à traîner mes basques dans les rues d’une capitale, à la recherche d’un peu de nourriture, d’un lit et d’une tasse de café chaud…