Nous, après le déluge

16 juillet 2021 – Chronique d’un sinistre annoncé

C’était une petite maison de rangée, dans une rue ordinaire, presque populaire, dans une ville moche où il ne se passait rien. Ce n’était pas la maison de leurs rêves, certes non. Mais partout les prix de l’immobilier flambaient, ils en avaient assez de louer des trucs mal foutus, d’être dans le provisoire. Ils voulaient ancrer leur vie quelque part, et la ville, ils la connaissaient depuis leur enfance. Elle avait l’avantage d’offrir toutes les commodités, écoles magasins activités pour les enfants poste banques garages mutuelle pressing. Tout à portée de main.

Elle avait rêvé d’une maison à la campagne, où elle pourrait avoir un ou deux moutons, des poules, un potager. Avant de se rendre compte que la vie à la campagne, quand on a une famille, c’est contraignant. Il faut deux voitures et ne pas oublier le sel quand on fait les courses.

Puis elle avait rêvé d’une maison avec un petit jardin devant, et un grand terrain derrière, mais ça, c’était impayable pour leurs salaires. Alors ils s’étaient rabattus sur cette petite maison deux façades, un are de jardin mal orienté où rien ne poussait, du simple vitrage aux carreaux fumés, une mini-cuisine dans laquelle il s’est très vite mis à pleuvoir. Qu’importe, ils allaient construire leur vie familiale ici. Leurs enfants allaient grandir dans ce logis. Et c’est ce qui s’est passé. Et elle a appris à aimer cette maison, à en prendre soin, ils ont fait des travaux pour la rendre plus confortable, plus jolie.

Un jour il est parti. Il lui a dit je te laisse la maison et les enfants. Elle a continué à aider les enfants à grandir et à soigner la maison. Elle a économisé pour pouvoir remplacer une corniche, un châssis, faire une terrasse, changer la chaudière. Durant plusieurs années elle s’est sentie comme une funambule qui marchait sur un fil à haute altitude. Il ne fallait pas tomber, il ne fallait pas que le fil casse, sinon, c’aurait été fichu. Elle savait qu’une seconde suffit à faire basculer une vie et elle s’est employée à ce que cela n’arrive pas.

Lui, il n’était jamais loin en cas de souci, mais il y avait rarement des soucis, il était un soutien moral, et il pouvait s’occuper de ses soucis à lui en toute bonne conscience.

Les grands sont partis vivre leur vie, qui au bout du monde, qui au bout de la rue voisine, qui au bout de l’autoroute, à la capitale. Il restait les deux « petits », qu’on n’appelait plus les petits car ils grandissaient. Il y a eu quelques migrants de passage, dans une chambre désormais inoccupée, mais pas vide. Il y a eu de l’entraide, des nouveaux voisins, sympas, un vrai ancrage dans la ville où rien ne se passait et où tout se passait, si on prenait la peine de s’attarder sur certains projets. Il y a eu l’implication politique et puis l’implication professionnelle. Fini, le travail à Bruxelles. Il y a eu le jardin partagé, partage de savoirs, de travail et d’amitié.

Il y a eu l’aménagement de la camionnette familiale en un van avec lequel on peut partir quand on en a marre de la vue sur la rue, toujours aussi moche et sale. Il y a eu les déménagements des uns et des autres, et le transport de scouts et de meubles. Les pannes et les odeurs de brûlé, les tentatives de vol et l’essence mise à la place du diesel.

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La maison est située en bordure de la Dyle. On raconte qu’autrefois il était possible de s’y baigner. Plus tard, quand elle-même était enfant, il y avait, en face, de l’autre côté de la rivière, un abattoir. On raconte qu’au petit matin, on entendait les cris des cochons qui étaient amenés là et déchargés sans ménagement. On raconte aussi qu’après leur mise à mort, la Dyle, à cet endroit, était teintée de rouge. Elle se souvient que, dans son enfance, la rivière était un égout à ciel ouvert. Les eaux usées de chaque maison s’y déversaient. Une haie de tuyas avait été plantée car la vue sur ce cloaque n’offrait aucun intérêt. Les personnes qui viennent pour la première fois dans cette rue ne se rendent même pas compte qu’une rivière coule de l’autre côté de la haie.

Des travaux ont été effectués, la Dyle n’est plus un égout, elle a été draguée plusieurs fois, canards, poules d’eau et bergeronnettes ont à nouveau colonisé les berges, ainsi que des iris et quelques adventices. La renouée du Japon y fait des ravages et, durant les nuits d’été, l’on peut entendre les castors s’ébattre dans l’eau en toute impunité.

Avec les voisins, réunis en un comité de quartier, ils ont demandé que soient coupés les tuyas, qu’on puisse les remplacer par des fruitiers basse tige et une jolie barrière en bois, que la vue sur la rivière soit dégagée. Que chaque visiteur se rende compte que le quai porte bien son nom. La ville a donné son accord, mais les tuyas sont toujours là.

La rivière est canalisée, murée, couverte par endroits. Au-delà de la ville, en amont de la rivière, il y avait des marécages qui absorbaient le trop plein d’eau lorsque les pluies étaient abondantes. Elle se souvient d’une promenade avec son père dans ces marais, et que sa sœur avait perdu une botte, engluée dans la vase. Elle se souvient d’une plante rare cueillie là-bas, qui, séchée, a longtemps servi de décoration dans sa maison d’enfance.

Un parc d’attraction et un zoning ont été construits sur ce marécage asséché par la main de l’homme.

En aval il y a encore un étang et une zone marécageuse, auxquels on ne peut pas toucher, considérés comme zone protégée à cause de la biodiversité.

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La rivière en a-t-elle assez d’être enfermée ? La nature en a-t-elle assez d’être contrainte, broyée, bétonnée, étouffée sous l’asphalte, asphyxiée par les pesticides et les hydrocarbures ? La terre, l’air, l’eau, le feu prennent-ils leur revanche sur ce que les humains leur font subir depuis deux-cents ans ?

Il s’écrit que oui, et des milliers de pages de rapport nous effrayent face aux changements climatiques et aux millions de victimes que ces changements vont produire, parmi les humains mais avant tout parmi la faune et la flore, et que l’équilibre fragile de nos éco-systèmes est menacé. Que notre maison brûle et que nous brûlons avec elle, que nous ne lui survivrons pas.

Alors, ce jour où la Dyle est sortie de son lit, ce jour où les nappes phréatiques ont immergé les terres de nos jardins, ce jour où les égouts n’ont plus réussi à faire leur job d’absorber le trop plein d’eau tombée du ciel, elle-même dans sa petite maison qu’elle avait réussi à garder solide, s’est rendu compte que oui, le statut de victime climatique était une réalité.

L’eau est montée, elle a d’abord envahi la rue, quelques centimètres. Puis on n’a plus vu la différence entre la rivière et la rue. La seule démarcation était celle de ces bêtes tuyas, qui restaient plantés là comme des sentinelles, presque comme des barrages à tous les sacs poubelles, chaises de restaurants, bacs de plantes et détritus qui flottaient, emportés par les mouvements impétueux de la rivière désobéissante, sortie de son lit sans notre consentement.

Il n’y avait pas que la Dyle qui désobéissait. L’eau affleurait aussi depuis le sol. Elle remplissait les jardins et les cabanes, inondant les tondeuses à gazon et les vélos, les tas de bûches pour les feux d’hiver, les barbecues pour l’été qui n’arrivait pas, les potagers, les roses, le mobilier de jardin. Et les petits animaux, des chats, des mulots, des poules, mais aussi des milliers, des millions de vers de terre, si utiles, réduits à de minuscules cadavres nauséabonds. Avaient-ils tenté de se sauver en s’extrayant de cette terre désormais inhabitable pour eux ?

Elle est rentrée dare dare d’Ardennes où elle devait passer quelques jours de repos. Elle a garé la camionnette sur un parking légèrement surélevé, à 100 mètres de sa rue déjà impraticable. Elle s’est dit que la camionnette, à cet endroit, était en sécurité. Elle en a extrait son ordinateur et son sac de voyage avec les quelques effets qu’elle avait emportés, une brosse à dent, quelques T-shirts… Elle y a laissé son vélo, trop lourd à sortir, et oublié son sac à main. Le vélo, ça l’a sauvé. Le sac à main, posé sur le plancher de la camionnette, ça l’a perdu.

Elle a relevé son jeans afin de pouvoir rentrer chez elle. L’eau arrivait déjà aux premières marches de la maison. Elle avait envahi le minuscule hall, mais il fallait encore trois marches avant le rez-de-chaussée. Chez la voisine, l’eau soulevait déjà les lattes du plancher. Il pleuvait moins fort. Ça allait s’arrêter. Ouf. La maison n’avait pas de cave. Une vieille voisine lui avait un jour expliqué que les maisons, bombardées durant la deuxième guerre mondiale, avaient été reconstruites dans les années 50, sans caves, inondées à la moindre intempérie. On n’habite pas impunément au bord d’une rivière…

Sa fille était à la maison. Elles ont décidé de se préparer un truc à manger. Puis deux amis sont arrivés, l’amoureux de sa fille et son père, avec du matériel pour empêcher l’eau de monter dans la maison. Une plaque de multiplex marin et deux pompes. Ils ont lutté jusque minuit passé pour vider le petit hall de l’eau qui revenait sans cesse. Puis ils sont repartis chez eux, impuissants, frigorifiés et déçus, inconscients de l’aide primordiale qu’ils avaient apportée et du soutien que cette lutte pourtant perdue d’avance avait représenté pour elles. Elles n’ont finalement pas mangé le repas préparé sur le pouce. Dans la rue, tout était calme, on aurait dit que tout le monde s’était avoué vaincu. Elles, elles avaient lutté jusqu’au bout de leurs forces et de celles des amis. Elles avaient fait ce qu’il fallait, même si cela n’avait servi à rien.

Car bien sûr, durant les heures qui ont suivi, l’eau a continué à monter. Dans un sinistre gargouillis elle est passée au-dessus de la plaque de multiplex mise dans l’entrée. Puis elle a franchi allègrement les trois marches et s’est infiltrée partout. Elles ont bien tenté, elle et sa fille, de mettre des serviettes éponge afin d’empêcher l’eau de pénétrer dans le salon au sol recouvert de parquet. Ultime vaine tentative. Vision d’horreur quand les flaques grandissent sous vos pieds et sous vos yeux incrédules, un peu comme une marée montante qui vous encercle à toute allure jusqu’à ne plus rien laisser de sec. Seul le chat, paniqué, sera sauvé : il est jeté dans l’escalier et galope au premier étage.

Après une courte nuit inquiète, agitée par le bruit des flots et interrompue par la rage de l’impuissance, elle s’est levée est descendue au rez-de-chaussée et a constaté : quarante centimètres partout. Plus d’un mètre dans la rue et environ quatre-vingt centimètres dans le jardin, un peu en contrebas. Les lattes du parquet se soulèvent sous ses pas. Des bouteilles de bière vides s’entrechoquent dans les vaguelettes créées par la marche dans l’eau. Là elle butte sur une botte, là sur le bocal de nourriture pour les chats, plus loin elle trébuche sur le sol instable. Incapable de prendre la mesure de ce qui arrive, elle erre comme en état de sidération. Elle ouvre le frigo, éteint, l’électricité a été coupée par la régie. Y prend quelques provisions, ainsi que des couverts et des assiettes. Elles improvisent un petit déjeuner dans sa chambre à coucher.

Les heures, et mêmes les jours qui suivent, sont un peu flous. Il faut attendre que l’eau descende, chacun est prisonnier de sa propre maison. Elles n’osent plus boire l’eau du robinet, on ne sait jamais. Les téléphones sont plats, mais les secours arrivent : des chargeurs externes, des provisions, de l’eau potable. Les pompiers demandent si on veut être évacués. Elle refuse. Elle veut être là quand l’eau se sera retirée.

Le soir, l’eau est partie, laissant apparaître l’étendue des dégâts. Si elle n’arrive pas à se désoler, presque insensible aux pertes matérielles, la panique cependant l’envahit. Le travail apparaît insurmontable. Il l’aurait été sans les amis venus de partout, le nettoyage collectif des maisons, des rues, les ouvriers communaux qui aident à déblayer ce qui doit l’être, les dons, les réparations provisoires, les bonnes adresses, les mails d’encouragement, les conseils, le barbecue improvisé avec les gens de la rue, le partage de la détresse qui les animait tous, dans une sorte d’euphorie, le temps d’une soirée bien arrosée…

Ce n’est pas fini. Il reste un piano fichu dont personne ne veut. Va-t-il falloir le démonter, le porter en pièces détachées au parc à conteneurs ? Il reste des murs à repeindre, des portes à dégauchir, du nouveau parquet à installer, une terrasse, un jardin à nettoyer. Il reste une fragilité, dans certains meubles, certains murs, et dans son mental à elle aussi. Où est-ce que ça a foiré, se demande-t-elle ? Qu’a-t-elle fait de mal, elle qui a l’impression d’avoir toujours essayé de faire de son mieux pour tenir à bout de bras, vaille que vaille, cette famille, cette maison, ce lieu de vie où chacun aime se retrouver pour une fête ou un brunch du dimanche ?

Et puis elle se dit ce n’est pas que moi, c’est la folie humaine qui en veut toujours plus, c’est tout le monde. Ou peut-être que ce n’est personne, juste un concours de circonstances, quelque chose d’exceptionnel qui ne se reproduira plus. Elle pense à la mousson en Inde, à Venise qui s’enfonce dans l’eau. Elle se demande comment ils font, les Indiens, les Vénitiens. Et tous ces autres soumis à des aléas climatiques bien plus dangereux.

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C’est une petite maison de rangée. J’y vis depuis vingt-cinq ans. Ce n’est pas la maison de mes rêves, mais sa fragilité me la rend d’autant plus attachante. Je veux prendre soin d’elle. Grâce à nous, à notre famille, aux événements, elle a plein de choses à raconter. Elle vit. Je veux qu’on continue à s’y sentir bien, malgré tout.

7 mars 2022